MÉDIAS La loi de la violée kilométrique



Libération - 24 mars 2013 à 19:06
Qu’un crime proche ait davantage de retentissement médiatique qu’un crime lointain, on le savait déjà (c’est la fameuse loi du «mort kilométrique»). Mais même entre les crimes lointains, la machine trie, hiérarchise, de manière parfois déroutante. Prenons les viols, les agressions sexuelles et - plus largement - tous les modes plus ou moins violents d’appropriation sexuelle des femmes par les hommes. La figure de la femme afghane persécutée par les talibans nous est familière, autant que la Saoudienne fouettée ou lapidée, ou l’Iranienne pendue. La Malienne obligée de se couvrir la tête sous l’occupation islamiste est récemment venue les rejoindre, justifiant (entre autres) la guerre française. Tout récemment, est arrivée la victime indienne de viol. Après un décalage sans doute imputable à la sidération (mais enfin, l’Inde n’est pas musulmane ! Il arrive donc aussi qu’on y maltraite les femmes dans l’indifférence policière ?), la machine médiatique internationale a intégré l’idée que «la plus grande démocratie du monde» était aussi une terre où l’on maltraite impunément les femmes. Depuis la mort dramatique d’une jeune femme des suites de ses blessures après un viol dans un bus de New Delhi, chaque affaire de viol en Inde donne lieu à une dépêche urgente d’agence. C’est une autre loi médiatique, la loi des séries.
Encore un autre exemple, dans un autre pays. Dans la nuit du 11 au 12 août 2012, plusieurs jeunes sportifs d’une petite ville violent et agressent sexuellement, tout au long d’une nuit de fête, une jeune fille de 16 ans, ivre et inconsciente, en la transportant de lieu en lieu. Tous les agresseurs sont équipés de smartphones, et de comptes Twitter. Des photos et des vidéos circulent, sur lesquelles on la voit, allongée et nue, au milieu de la fête. On se les tweete, on se les retweete. L’enquête de police piétine. Il faut attendre le 16 décembre, quatre mois plus tard, pour qu’un journal national, le premier, consacre à l’affaire la grande enquête qui va en faire un enjeu national, et interroger le pays entier sur une certaine complaisance à l’égard de la «culture du viol». Culture du viol ? Elle semble bien ancrée dans les mentalités locales. Diverses autorités municipales et sportives de la ville sont soupçonnées d’avoir couvert l’affaire, pour ne pas nuire aux jeunes sportifs, fierté de la ville. Et la semaine dernière encore, une reporter d’une chaîne de télévision du pays, couvrant leur procès, s’apitoie longuement sur le sort des deux condamnés (à un et deux ans de détention dans un centre pour mineurs) : «Je n’ai jamais ressenti cela avant. C’était incroyablement émouvant, incroyablement difficile, de voir ce qui vient d’arriver à ces deux jeunes hommes qui avaient un avenir si prometteur - célèbres footballeurs, très bon étudiants - qui voient leur vie s’effondrer.» Dans quel pays arriéré une telle complaisance sociale à l’égard du viol est-elle possible ? Mali ? Afghanistan ? Inde ? Non. L’affaire s’est déroulée à Steubenville (Ohio, Etats-Unis).
Notons quelques différences avec le Mali ou l’Afghanistan : d’abord heureusement pour elle, la jeune victime n’a aujourd’hui aucune séquelle (au moins physique). Sur Internet, encore, des anonymes (ou non) ont combattu le climat de complaisance générale. Une pétition en ligne a été lancée. Une blogueuse s’est efforcée de collecter toutes les traces en ligne des forfaits, et les a hébergées sur son site. Après le long article duNew York Times, des Anonymous sont entrés en lice, pour exiger des excuses des autorités scolaires et sportives de la ville. C’est grâce à leur ténacité qu’un procès a pu se tenir. Enfin, une pétition demandant des excuses à CNN a récolté plusieurs centaines de milliers de signatures. Mais tout de même. Ce n’est pas la première affaire de viol, dans laquelle des footballeurs ivres suscitent l’indulgence générale d’une communauté qui les choie comme de petits nababs locaux. Et pourtant a-t-on, ici, entendu parler de Steubenville ? La figure du champion de foot violeur impuni nous est-elle aussi familière que celle du jeune de banlieue français, harceleur sexuel des filles de la cité ?
Pourtant, il y aurait à dire. «L’affaire de Steubenville» aurait pu faire recette sous différents angles. Celui de la propagation d’une «culture du viol». Ou bien le rôle des réseaux sociaux, dans un fait divers emblématique. Comment expliquer que la figure de l’adolescente américaine violée ne nous soit pas aussi familière que la femme afghane, la femme malienne, la femme indienne ? Et ceci alors que n’importe quel épiphénomène américain est surmédiatisé dans une bonne partie du monde, où l’on vit au rythme des chutes de neige et des ouragans à New York, et où l’on connaît souvent les prénoms des chiens des présidents américains ? Sans doute la nuit de Steubenville ne rencontre-t-elle pas notre curiosité, nos peurs, nos hantises.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire